22 juin 2010
40. Vincent le voyeur
La vie vous fait parfois des cadeaux. Elle vous prête une jolie fille, ou un boulot pas trop mal payé. Parfois elle vous offre des enfants qui vous aiment. Et parfois malheureusement elle vous met entre les pattes un jumeau maléfique.
-Reviens parmi nous.
Irving prend mon menton dans sa main et me relève la tête. J’ai tellement mal que je ne suis même plus tout à fait conscient de ce qui se passe autour de moi. Il essuie son scalpel sur le revers de mon pantalon, et je remarque qu’ironiquement il n’en abime pas le tissu. Puis il brandit devant mon visage le bout de peau parfaitement découpé qu’il vient de m’arracher, sur lequel se trouve un des premiers tatouages que je me suis fait faire. Il le pose sur une table en bois à côté de nous, et examine mon torse en se demandant à voix haute lequel il va arracher ensuite.
-Je n’ai jamais compris cette manie qu’on les gens de se faire inscrire des trucs sur eux, raille-t-il. Ça ne sert à rien et ça fait super mal.
La tête me tourne trop pour pouvoir réfléchir à une réponse appropriée, qui soit fière et moqueuse. Je le laisse m’insulter en priant pour vivre encore un peu. Lorsqu’il tombe sur mon tatouage balafré par un impact de balle, il explose d’un rire franc, en lisant à voix haute « chaque jour sera dor ».
-C’est mal barré, objecte-t-il.
Il m’annonce que celui-là il va me le laisser parce qu’il est vraiment trop drôle, avant de se rabattre sur le tatouage que je me suis fait il y a quelques mois sur la cuisse. Il incise la peau tout autour avec son scalpel, et je fais un effort pour ne pas crier trop fort, parce que ça le ferait sans doute bander et que je trouve ça dégueulasse. Mais en fait j’ai la tête dans du coton, et je n’ai plus aucune idée du volume de ma voix. Je sens le sang palpiter aux endroits où ma chair est à vif, et mes oreilles bourdonner comme après un concert violent. Je tire tellement fort sur mes liens que mon corps quitte le sol pour s’élever vers le crochet auquel je suis suspendu. Irving me demande si par hasard je n’ai pas pris des muscles récemment.
-J’ai fait pas mal de tractions.
-Arrête de forcer, ou ça va être encore pire.
Je dois admettre qu'il a raison. Mes bras se détendent et mes pieds retrouvent leurs appuis. Je demande à Irving ce qu'il a besoin que j'avoue pour me torturer comme ça. Bizarrement, il médite sa réponse en examinant ma peau à la recherche d'un nouveau souvenir à découper.
-En fait, réfléchit-il, rien. Rien d'essentiel. J'aimerais savoir comment tu as réussi à te faire passer pour moi ne serais-ce que quelques heures, mais je pense que je vais attribuer ça à la connerie de mes subordonnés.
Je n'ai même pas envie de lui demander pourquoi alors il s'amuse avec son scalpel, mais il semble voir la question passer entre deux neurones. Ou peut-être que je suis tellement sonné que je réfléchis à voix haute. Sancho pousse une porte, et va directement s'assoir sur un tabouret dans un coin de la pièce pour nous observer d'un œil vitreux. Irving n'y prête pas attention, et reprend son discours :
-Je te fais une faveur, clame-t-il. Si tu veux me ressembler il faut commencer par t'enlever tes putains de tatouages, tu crois pas ?
Sur ces mots, il recommence à me découper en me glissant au passage qu'il connaît déjà tout de moi, même si j'ai du mal à le croire. Sancho fouille dans mes fringues, et trouve le roman que je viens d'écrire. Il se met à le lire calmement pendant qu'Irving besogne.
Je m'évanouis à plusieurs reprises, et perds la notion du temps. À chaque fois que j'ouvre les yeux, le révolutionnaire a parcouru plus de pages de mon manuscrit, et son intérêt semble augmenter. Quand il le finit, et qu'il le pose sur la table en bois, Irving a fini de m'enlever mes tatouages.
-C'est toi qui a écrit ça ? me demande Sancho.
J'acquiesce calmement pendant qu'Irving se débarrasse de son scalpel. Mon corps entier est comme un gigantesque cœur qui bat la chamade. Je voudrais mourir maintenant.
-C'est pas mal, poursuit Sancho en désignant mon roman.
Irving lui lance un regard noir, que le révolutionnaire soutient. Les deux hommes se lancent dans une sorte de dialogue muet que je ne comprends pas. Irving finit par hausser les épaules et me détacher. À peine libérer de mes liens, je m'écroule face contre terre, et il me faut puiser dans mes dernières forces pour me relever.
Calmement, Les deux hommes me rendent mes fringues, et je souffre le martyr en les enfilant. Je ne comprends plus rien. Ils me font raccompagner dehors par un sous-fifre, et je vois de la gêne dans le dernier regard que je leur adresse, comme s'ils avaient pour la première fois honte de leur propre barbarie.
Dehors le soleil m'agresse, et chauffe ma peau comme jamais. Mes vêtements sont humides de sang, et collent à ma chair à vif. J'aurais dû rentrer à poil, parce que je vais jongler en les retirant.
C'est fini, et j'ai perdu. L'envie de me battre et de protester contre ce futur inévitable a totalement disparue. Je traîne des pieds dans la rue, en prenant soin de rester à l'ombre, et je m'enfuis honteux comme un traître à sa patrie.
Je pousse jusqu'à chez Martine, sans doute pour essayer une fois de plus de mourir sur son palier pour lui faire les pieds. Je frappe à sa porte, en pensant que c'est le moment où jamais pour elle de réapparaître. Mais l'écho sourd du silence de son appartement m'informe qu'il est vide. Je saisis un stylo, et marque « Je veux plus vivre sans toi » sur la première page de mon manuscrit, avant de le glisser sous son paillasson.
Ça, c'est fait. Maintenant il faut t'occuper de ta survie.
Je redescends les escaliers et retourne dans la rue. Je me mets à marcher en faisant des mouvements amples, pour éviter que le tissu de mon pantalon ne vienne frotter mes plaies. Les rares passants que je croise et qui me lancent des regards appuyés me font peur. Je suis terrorisé à l'idée que la douleur puisse recommencer.
Je fuis dans Paris comme un dératé, honteux et binaire. Je frissonne comme la petite merde que je suis devenu en repensant aux dernières heures que je viens de vivre, n'arrivant pas à les chasser de mon esprit alors que je devrais aller de l'avant. Je veux juste me cacher et ne plus souffrir.
Encore une fois, je vais chez Vincent. Parce que je n'ai nulle part d'autre où aller, et parce que je sais qu'il a chez lui des anti-douleurs. Je marche jusqu'à chez lui, et il me vient une idée que je n'aurai jamais pensé avoir : Le métro me manque.
Je pousse la porte du hall et remonte l'escalier en comptant chaque marche pour m'occuper l'esprit et moins penser à la douleur. Je vais frapper à la porte de l'appartement où nous avons établi nos quartiers, réalisant avec tristesse que si Irving ne m'a pas demandé notre nouvelle adresse, c'est parce qu'il ne s'est même pas rendu compte que nous avions déménagé.
On est même pas des gens importants. On est l'armée des perdants, et on se fait démolir petits bouts par petits bouts.
J'aurais dû écrire autre chose à Martine. Un truc classe, qui ne lui laisse pas non plus penser que je suis à ses ordres.
Vincent ouvre la porte, et semble ne pas me reconnaître. J'aimerais penser que c'est parce qu'il voit sur mon visage un expression qui n'y était pas avant, mais je sais que c'est juste parce que je suis bien rasé et que je porte un costard.
Il me plaque au sol comme il sait si bien le faire, en me demandant comment il peut savoir que c'est bien moi. Je suis fatigué, et incapable de répondre, car après tout il ne me reste qu'un tatouage pour me différencier d'Irving Rutherford. Ça et...
Vincent arrache mon pantalon et je comprends que Xavier lui a parlé de la différence majeure entre mon jumeau maléfique et moi. Le tissu se décolle brusquement de mes plaies, arrachant au passage des croutes de sang séché.
Je pousse un râle de douleur, et donne un coup de pied dérisoire à mon ami qui ne bouge pas d'un cil. Il fixe mes plaies et ses yeux s'emplissent de larmes, tandis que ses poings se crispent. Je l'ai rarement vu aussi impuissant qu'en cet instant.
Il murmure « Non » et c'est tout. De toute façon il n'y a rien à dire. Il place sa main devant sa bouche comme s'il allait vomir, et les larmes commencent à couler franchement sur son visage.
-Si ma bite te fait autant d'effet, tu devrais te poser des questions, dis-je avant de m'évanouir à nouveau.
Note : Retirer blague de la fin
Prochainement : Les mères
Inscription à :
Publier les commentaires (Atom)
on sent la détresse à chaque ligne
RépondreSupprimerBonjour sympa ton blog mais viens plutot voir le mien qui est 100% consacré aux chaussettes
RépondreSupprimerElle fait vraiment froid ans le dos celle là.J'ai eu du mal à aller au bout. Je la trouve bien écrite. Contrairement à ta note de fin je trouve que la blague de la fin allège .
RépondreSupprimer