8 juin 2010
38. Xavier ne sait pas ce qu'il rate
« Tu sais, je pense que je vais arrêter d'écrire ce roman que j'ai commencé. Il n'est pas vraiment bon, et il me prend beaucoup trop de temps. Je crois que j'ai envie d'essayer la peinture, aussi, peut-être de voyager un peu.
Je voudrais faire autre chose que de glander devant mon ordinateur en attendant d'avoir quelque chose à raconter qui soit intéressant. J'en ai marre de passer des heures sans rien trouver, et quand les idées viennent de repousser sans cesse le moment de les coucher sur le papier de peur qu'elles deviennent mauvaises si je les raconte mal.
Les histoires de chevalier n'intéressent pas grand monde, et moi-même je commence à m'en lasser. J'ai l'impression de passer tout mon temps à arracher chaque ligne de texte de ma tête, parce que fondamentalement j'ai pas envie d'écrire. Je commence à m'avouer que je ferais peut-être mieux de ne rien faire.
Je vais mieux. Je respire normalement maintenant, et je n'aurai pas de séquelles à part un tatouage amoché. Je voudrais que tu sois là tout le temps. Je suis moins con quand t'es là. »
Je plie la lettre pour Martine et la range dans ma poche. Je me demande un instant si je n'en fais pas un peu trop, et si elle ne risque pas de s'inquiéter. Mais je ne pouvais décemment pas lui dire que j'écris moins depuis que mes amis et moi avons récupéré une télévision.
Xavier me fait signe du canapé que le feuilleton hollandais incompréhensible que nous adorons va bientôt commencer. J'hésite un instant à le rejoindre, mais après un coup d'œil par la fenêtre, je remarque que le soleil est déjà bas dans le ciel.
Et je commence à comprendre qu'il fait pas bon se balader la nuit en ce moment. J'enfile une veste, surpris par ma propre stupidité. La chaleur ces derniers jours atteint des summums de méchanceté et la nuit n'offre qu'un répit de façade.
Vincent est encore plus stupide que moi. Il vient chercher un épais sweat à capuche sur un dossier de chaise, et enfile un manteau en velours par dessus. Quand je lui demande s'il est malade, il me répond que contrairement à moi il préfère garder un certain style.
Il s'allume une cigarette et m'en tend une, que je refuse. Mes poumons sont encore douloureux, et fumer est devenu pour moi un supplice. Apercevant ma veste, il me questionne sur ma destination, qui s'avère être proche de la sienne.
-Tu vas où ? je demande.
-Au réapprovisionnement. Tu vas m'aider à porter des trucs.
J'ai la sensation que c'est un honneur qu'il me fait de me montrer son monde. Qu'en démystifiant la source de toute cette nourriture qu'il rapporte, il me témoigne plus de confiance que jamais. Mais en réalité il doit certainement avoir des trucs lourds à ramener.
Je propose à Xavier de nous accompagner, pour se dégourdir les jambes. Il refuse en secouant la tête imperceptiblement, suspendu aux lèvres d'un acteur hollandais qui entame un monologue les larmes aux yeux.
-Je crois qu'il vient de tout perdre, commente-t-il.
Vincent et moi sortons de l'appartement, et Xavier nous hurle de ramener des plantes aromatiques pour agrémenter les kilos de pâtes qui constituent la base de notre alimentation. Une fois dans la rue, privés de la fraicheur de l'immeuble, le moustachu marque une pause de quelques secondes, comme un palier de décompression. Puis il m'emmène à travers la capitale, vers une destination connue de lui seul.
Nous marchons jusqu'à un quartier excentré proche de celui de Martine. Vincent semble aux aguets et scrute les rares personnes que nous croisons d'un œil suspicieux. Quand un adolescent vient nous demander des cigarettes, j'ai comme l'impression qu'il s'apprête à le frapper.
-Les gens te prendront tout, maugrée Vincent un fois qu'il a chassé l'importun.
Il m'emmène jusqu'au pied d'un immeuble, et insiste pour que je ne parle pas une fois que nous pénétrons à l'intérieur. Il m'explique que ce qui va suivre concerne les grandes personnes.
-Alors pourquoi c'est toi qui t'en charges ?
-Ta gueule.
Nous montons les escaliers, et croisons plusieurs hommes qui descendent précipitamment, tous armés, portant des cartons ou des sacs de sport. Je peux voir au regard de Vincent que c'est inhabituel même pour lui. Arrivés au dernier étage, le moustachu frappe à une porte, et je peux entendre des jurons proférés de l'autre côté. Un homme vient nous ouvrir, l'œil vif et paniqué, un sac vide dans les mains.
Reconnaissant Vincent, son visage se détend un peu, et il nous fait signe d'entrer. Immédiatement, il commence à remplir son sac avec tout ce qu'il trouve sous la main : Boîtes de conserve, papier toilette, boîtes de munitions...
-C'est pas le moment, crie-t-il à 'adresse de Vincent.
Un des hommes que nous avons vu descendre fait irruption dans l'appartement, attrape deux jerrycans certainement remplis d'essence, et retourne dévaler les escaliers. La pièce est jonchée d'objets divers, et je serais bien incapable de savoir moi-même quoi emmener en premier.
L'épicier de Vincent tente de clarifier la situation tout en faisant ses bagages, mais ses paroles sont incompréhensibles. Ses mains tremblent tellement qu'il lâche un objet sur deux.
-Ils passent au niveau supérieur, geint-il. Je crois qu'ils en ont vraiment marre.
Vincent lui demande de se calmer, en vain. Un autre homme vient chercher le sac fraîchement rempli, et annonce que c'est le dernier voyage parce que l'heure tourne et que ça devient vraiment trop risqué de rester ici.
Comme pour confirmer ses affirmations, un bruit assourdissant retentit dehors. Un bruit qui me rappelle une explosion de roquette à laquelle j'ai assisté, mais en plus grandiose. J'ai la sensation que le sol tremble pendant quelques secondes. Vincent et l'homme se précipitent à la fenêtre, tandis que je reste figé sur place, incapable de bouger, ressentant chaque vibration dans l'air et attendant de voir où elles me mènent.
Sans que je comprenne pourquoi, Vincent demande à son acolyte si le quartier abrite un nid de révolutionnaires. L'homme hoche la tête d'un air grave.
-Qu'est-ce que tu crois ? rétorque-t-il. Ici c'est le seul endroit où tu peux vivre bien. On les soutient, c'est notre manière de changer des choses.
Le moustachu hurle « Bordel de merde », et m'attrape par le bras pour m'entraîner dans l'escalier. Je descends les marches quatre à quatre, guidés par l'instinct de survie, dans l'ignorance du danger qui me menace.
J'entends une deuxième détonation démentielle dehors, plus proche cette fois. Elle est si forte qu'elle couvre les jurons nerveux que beugle l'épicier derrière nous. Vincent crie lui aussi, mais je pense que ce sont des ordres destinés à notre survie. J'ai envie de lui demander ce qu'il propose concrètement à part courir se mettre à l'abri.
Nous débouchons dans la rue, et découvrons une foule en proie à la folie. Deux immeubles riverains sont déjà démolis, et un avion passe au dessus de nos têtes à une vitesse inimaginable, pour aller larguer une troisième bombe un peu plus loin, qui fait voler en éclat plusieurs bâtiments.
Certaines personnes tirent à coups de revolver en direction de l'avion, pensant réellement l'abattre, ou cherchant à évacuer leur rage et leur frustration. Les gens sont des centaines dans la rue, chose que je n'ai pas vue depuis des mois. En fait, je pensais même que tout le monde avait déserté Paris.
Des hommes armés de mitraillettes, presque tous barbus et hirsutes, exhortent la population à évacuer le quartier rapidement. Facile à dire. Comme pour se moquer de nous qui avons si peur, deux avions supplémentaires viennent bombarder les immeubles autour de nous, faisant pleuvoir un déluge de briques sur la foule.
Vincent reçoit un petit gravât qui lui ouvre le front. Son épicier n'a pas cette chance, prenant de plein fouet un amas de briques cimentées qui lui écrase le crâne sous nos yeux. Ma poitrine me brûle, et j'ai l'impression que je vais arracher mes points de suture simplement en respirant.
Autour de nous, tout n'est que cris et larmes. Complètement sonné, j'essaye de ne pas regarder les cadavres autour de moi, parmi lesquels se trouvent plusieurs enfants. Mes oreilles sifflent tellement que j'entends la nouvelle bombe comme si elle explosait dans l'eau. Cette fois-ci, elle détruit l'immeuble dans lequel Vincent et moi nous trouvions il y a encore quelques minutes.
Je sais pas si les choses changeront un jour. On est plus nombreux, mais on arrive jamais à rien. On est l'armée des perdants, on se bat avec des nunchakus contre des tanks. On survit dans l'espoir de pouvoir au moins égratigner ceux qui bousillent notre existence.
Vincent et moi nous hurlons des choses que nous ne comprenons ni l'un ni l'autre. Il finit par pointer une direction avec son doigt, et nous la suivons en courant, dépassant les autres fuyards. Nous continuons de courir bien après avoir quitté le quartier bombardé.
Quand nous nous arrêtons pour reprendre notre souffle, je remarque que ma blessure saigne à nouveau. Je convaincs Vincent de me laisser regarder l'entaille sur son front, et il se laisse faire à contrecœur.
-J'ai rien, bouillonne-t-il. C'est bourré de morts là-bas.
-J'ai vu des mecs filmer avec leurs portables. Ça va passer à la télé, partout. On va nous envoyer de l'aide.
Il ne répond rien, mais me dévisage comme si je venais d'une autre planète. Nous rentrons sans dire un mot de plus, et j'ai pourtant l'impression que c'est le trajet le plus court de ma vie.
Une fois dans l'appartement, je découvre Xavier endormi sur le canapé, devant la télévision qui diffuse les cours de la bourse en portugais. Je réalise qu'il fait maintenant nuit noire, et j'essaye de deviner combien d'heures se sont écoulées depuis notre départ. Vincent se laisse tomber dans un fauteuil, et le bruit réveille Xavier. Je lui demande la télécommande, qu'il refuse de me donner.
-Vous vous êtes pété le cul en cachette ? demande-t-il. Vous avez mis des plombes.
-Zappe sur les chaînes d'information. Tout de suite.
Le regard déterminé que je lui lance suffit à le convaincre, sans doute parce qu'il vient de se réveiller. Il bascule sur une chaîne anglaise, où nous découvrons un présentateur à l'air bienveillant qui parle d'un prochain sommet quelconque de chefs d'États. Vincent ne daigne même pas poser les yeux sur le poste.
Xavier enchaîne avec le journal espagnol, qui fait le portrait d'un joueur de foot. Vincent se lève de son fauteuil, et se dirige vers sa chambre d'un pas traînant. Xavier m'interroge du regard mais je ne décroche pas de la télévision.
Le journal belge passe en revue les grands titres, et s'attarde un peu sur les prochaines élections. Le point d'orgue des informations allemandes est la naissance d'un bébé panda.
J'ai besoin d'aide.
Note : Décrire plus
Prochainement : Irving est différent
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Tu me fais pitié Rutherford... Voici un commentaire pour toi.
RépondreSupprimerMerci d'être aussi assidue Pandra.
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